Face aux marchands d’illusion, redonnons à l’empathie sa juste place

Érigée en valeur phare des années 2020, l’empathie serait le remède à tous nos maux.
Avant qu’il ne soit trop tard, et que l’empathie ne rejoigne Bienveillance et Résilience au champ d’honneur des super compétences tombées dans le vide,
interrogeons-nous, réapproprions-nous les sens du mot.

Le mirage de la bonne conscience

L’empathie se résume communément à la capacité à comprendre ce que ressentent les autres et à se mettre à leur place. Une aptitude sociale parée de toutes les vertus, que l’on trouve partout aujourd’hui.

Transformée en mot concept dans les manuels de développement personnel, dans les médias à grand renfort de punchline.

Instrumentalisée dans les recettes de marketing – les campagnes d’affichage qui délivrent un message avec empathie ont un impact sur le choix de la marque qui est 53% supérieur aux autres.

Récupérée dans les éléments de langage des hommes politiques pour faire le buzz – on se souvient de J-P Tanguy, président délégué du groupe RN à l’assemblée nationale, qui fustige le manque d’empathie de la gauche face au meurtre de la jeune Philippine en septembre 2024.

Dénaturée en devenant le critère n°1 de notre rapport à autrui avec ce petit cœur, ce « J’aime » des réseaux sociaux. Signe ultime et désincarné de nos sociétés mondialisées.

Une pseudo empathie, une réaction de surface qui évite de s’attaquer aux vrais problèmes et se substitue à tout investissement réel. Un acte gratuit. Un moyen de se donner bonne conscience. L’empathie perdrait son pouvoir de transformation collective pour devenir un simple gadget. Le nouvel étalon de nos relations sociales ? La solution pour faire face aux débordements du monde ? On pourrait y croire quand l’empathie se retrouve propulsée au cœur du débat public en 2023 : le ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, prévoit des cours d’empathie face au harcèlement scolaire. Elle serait LA solution à l’intolérance et aux discriminations.

L'empathie en danger

Surexploitée, l’empathie se retrouve vidée de sa substance par une société de plus en plus centrée sur l’individualisme et la rentabilité émotionnelle.

« Les mots vides de sens, qui plaisent à tout le monde sans rien dire à personne, ont essaimé dans la langue politique. Nous en sommes donc réduits à voter en fonction de discours qui n’ont, littéralement, plus de fond ! » nous alerte Clément Victorovitch, docteur en science politique.

Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, quand il écrit « Empathie » en 2010 nous enjoint à prendre en compte la complexité de cette notion qui se trouve au confluent de la philosophie, de la psychologie, de la spiritualité, des neurosciences et de la sociologie. À se questionner sur ce qu’est l’empathie et sur ce qu’elle n’est pas. À ne pas l’ériger en valeur positive car l’empathie n’est ni bonne, ni mauvaise, c’est une capacité qu’il faut apprendre à gérer : elle est ce que l’on décide d’en faire.

Selon Serge Tisseron, il faut distinguer trois composantes de l’empathie, qui se développent depuis l’enfance : l’empathie émotionnelle (identifier les états affectifs de l‘autre), l’empathie cognitive (comprendre, intellectualiser les états mentaux de l‘autre en les distinguant des siens) et l’empathie mature, qui est la combinaison des deux (comprendre et se mettre à la place de l’autre sans perdre sa subjectivité).

En faisant preuve d’empathie, il s’agit d’éviter de confondre sa place avec celle d’autrui : la souffrance de l’autre n’est pas ma souffrance mais je la comprends. Le risque d’une trop forte identification à l’autre est de nier sa propre singularité en s’appropriant ses affects et de ressentir au final une fatigue empathique. Risque si grand, qu’il a semblé nécessaire à Serge Tisseron de traiter « les dérives de l’empathie » dans un ouvrage en 2017.

Les dangers de l'empathie

Dans sa composante sociale et culturelle, notre empathie est soumise à rude épreuve.

Faites cette redoutable expérience : « Qu’est ce qui me touche le plus ? » : les morts du Bataclan ou ceux de la salle de concert russe en mars 2024, la guerre en Ukraine ou celle au Yémen, les incendies de Los Angeles en 2025 ou ceux de Valparaiso en 2024 avec ses 133 morts…

Cessons-là la démonstration, vous avez saisi à quel curseur nous sommes individuellement et collectivement exposé. Dans le journalisme, on l’appelle pragmatiquement pour ne pas dire cyniquement « la loi du mort/kilomètre ». Notre empathie ne serait donc pas universelle.

Samah Karaki, neuroscientifique franco-iranienne, nous explique qu’« on peut en avoir pour son groupe mais pas au-delà. Je cite Napoléon qui dit « je suis blanc, je suis pour les blancs » et y trouve une forme de moralité absolue et donc il a de l’empathie pour son groupe social. »  Quel écho alors qu’on vient d’assister à l’avènement planétaire de Donald Trump et de son slogan « America first ».

Coupable aussi notre idéologie. Victor Ferry, docteur, entrepreneur et youtubeur spécialiste de l’art oratoire évoque cette composante comme l’énième couche d’une poupée russe : « Si par exemple je croise un mendiant dans la rue, ma première réaction sera une forme de sympathie : je perçois sa détresse et je la ressens. Après, à un niveau plus élaboré, je pourrais avoir une réaction idéologique et me dire: « S’il se retrouve à la rue, c’est qu’il le mérite ». Dans ce cas, la couche supérieure va avoir tendance à inhiber ma réaction spontanée, qui consisterait plutôt au partage des émotions. »

Et le danger franchit un cap quand l’empathie – je le rappelle ni bonne, ni mauvaise – est utilisée à des fins de manipulation. Au niveau collectif, en jouant sur les affects pour convaincre un auditoire ou un peuple, par exemple en agitant le drapeau rouge de l’immigration pour activer la peur et dans la foulée dégainer SA solution. Au niveau individuel, l’usage de l’empathie à des fins de domination ou d’emprise est fréquente (notamment par le gaslighting*). Dans cette pratique, les psychopathes se montrent experts : ils maîtrisent une forte empathie cognitive et sont capables de faire preuve d’empathie émotionnelle s’ils le décident.

* Gaslighting : technique de manipulation insidieuse visant à faire douter l’autre de sa mémoire, de ses ressentis et de sa santé mentale.

Alors dialoguons...

Actons donc que l’empathie n’est pas gage de moralité. C’est une aptitude que l’on doit faire dialoguer avec la morale et la justice.

Pour Serge Tisseron, « la seule façon d’échapper à cela, c’est de suivre Emmanuel Levinas et de faire du visage le représentant de l’humain, ce qui nécessite de bénéficier d’une sécurité intérieure. Il faut éviter tout ce qui nous amène à considérer nos semblables comme des gens n’ayant pas de point commun avec nous. »

Se réapproprier les vertus de l’empathie passe par la création du lien social dans le monde réel pour faire société. Prenons dans le sillage de Samah Karaki, le biais du politique pour questionner l’empathie. En exergue de son essai « l’empathie est politique », elle nous y invite en citant la romancière américaine Sarah Schulman : « Rien ne perturbe plus rapidement la déshumanisation que d’inviter quelqu’un, de le regarder dans les yeux, d’entendre sa voix et d’écouter. »

L’empathie authentique se nourrit d’action, de responsabilité et d’écoute véritable pour assurer sa fonction originelle : celle de relier les individus, avec leurs forces et leurs fragilités, celle aussi de bâtir une société plus harmonieuse. Et c’est exactement l’ADN de la Maison de la Conversation : créer du lien, questionner et se questionner ensemble, se reconnecter au pouvoir des mots, à leur sens.

Pour expérimenter, confronter, débattre de notre relation intime et collective à l’empathie, rejoignez-nous à la Maison de la Conversation le 11 février à 19h30. La neuroscientifique Samah Karaki sera l’invitée de cette soirée « Façon de voir », conçue pour se poser ensemble les bonnes questions. 

Pour vous inscrire gratuitement à l'événement, cliquez ici !

Tribune rédigée par Isabelle Vigouroux

Image de Isabelle Vigouroux
Isabelle Vigouroux

"Je suis tombée dans la bouillonnante marmite du 18e dès mon arrivée à Paris pour les études et je ne l'ai plus quittée.
À travers des années de reportages, mon métier de journaliste dans l'audiovisuel m'a amenée à bouger beaucoup dans d'autres pays, dans d'autres milieux et je reviens toujours ici avec ce sentiment que c'est chez moi. Aujourd'hui, j'ai envie de partager mes émotions, mes compétences et un peu plus de mon temps avec les habitants du 18e, de travailler sur cette notion de faire société, de créer du lien."

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